Bienvenue dans la lettre de Umanz, une lettre où un non-automate parle à des intelligences naturelles.
Je voulais cette semaine tenir un espace fragile.
Rassembler dans nos vies hésitantes, la confusion et l’inconfort d’un monde de plus en plus visible et la nécessité d’aller de l’avant vers un futur aveugle.
Dire que l’écume de l’époque est lourde et sale. Que nos intimités sont devenues une guerre pour préserver une pensée à la crête et garder sa lucidité.
Dire que les vociférations et les invectives ne couvrent plus l’absence totale d’idées de nos politiques. Se poser cette question vertigineuse : quel dirigeant est aujourd'hui à la hauteur de l’époque ?
Alors certains diront que l’essai est un peu dark, un poil pessimiste. Mais ceux qui me connaissent savent que je suis avant tout Jungien. Comme lui, je pense qu’ “On ne peut voir la lumière sans l'ombre, on ne peut percevoir le silence sans le bruit, on ne peut atteindre la sagesse sans la folie. Ce n'est pas en regardant la lumière qu'on devient lumineux, mais en plongeant dans son obscurité.”
J’ajouterai que je trouve que chez certaines personnes, ce refus de voir l’ombre s’apparente souvent à d’une indifférence cruelle qui constitue pour moi l’un des KPI du chaos.
Je subis aussi la fatigue de croiser tant de personnes qui portent leurs opinions comme des badges pour s’éviter de penser.
La vérité c’est que l’époque dégringole. Même les “gagnants” du moment, ceux qui maîtrisent la modernité liquide ne tiennent plus qu’à un fil, leurs enfants aussi.
Dire que nous sommes chaque jour transpercés de paroles inutiles et que le monde ne cesse de déborder, sur nos fils professionnels, semi-professionnels, WhatsApp familiaux et sur la psyché de nos enfants.
Dire aussi qu’il est impératif de tenir cet espace, c’est ce que j’essaye de faire sur Umanz et c’est la raison de l’essai de la semaine : “La fuckupitude…ou l’incapacité de trier le monde.”
En tant que membre permanent de la terrible tribu des gens qui doutent, publier cet essai me fait un peu peur. Une peur terrible, une peur à double tranchant. J’ai peur car je crains d’avoir tort mais j’ai encore plus peur d’avoir raison.
Avant de lever le voile sur l’essai de la semaine, je voulais partager un texte d’une grande clarté qui ne cesse de trotter dans la tête depuis quelques années parce qu’il ne cesse de jeter une lumière crue sur nos esprits, nos manières de fonctionner. À sa manière, il illustre la fuckupitude du monde :
Huck et Tom : une histoire universelle
"Huck et Tom représentent deux modèles possibles du caractère américain. Ils coexistent dans chaque Américain et dans chaque action américaine. L'Amérique est, et a toujours été, indécise quant à savoir si elle deviendra les États-Unis de Tom ou les États-Unis de Huck. Les États-Unis de Tom regardent la misère et disent : "Hé, ce n'est pas moi qui ai fait ça. Ils regardent les inégalités et disent : "Je ne l'ai pas fait" : Toute ma vie, je me suis cassé le cul pour en arriver là, alors ne venez pas pleurer chez moi. Tom aime les rois, la noblesse codifiée, les privilèges incontestés.
Huck aime les gens, le fair-play, donner autour de soi.
Alors que Tom sait, Huck s'interroge. Alors que Huck espère, Tom présume. Alors que Huck se soucie, Tom est dans le déni. Ces deux parties de la psyché américaine sont en guerre depuis le début de la nation, et à bien y penser, ces deux parties de la psyché mondiale sont en guerre depuis le début du monde, et l'espoir de la nation et du monde est d'embrasser la partie Huck et de renvoyer la partie Tom en arrière, là où elle devrait être".
George Saunders, Introduction aux aventures de Huckleberry Finn.
La Fucktupitude, notre incapacité à trier le monde
« Au cœur de notre culture, il y a un décalage qui fait écho à ce que nous croyons et à ce que nous savons. Nous croyons que nous sommes confrontés à des choix sans précédent. Nous savons qu'une trop grande partie de ce qui nous arrive est hors de notre contrôle, le résultat de choix économiques ou de décisions politiques prises au loin par des personnes que nous ne rencontrerons jamais ni ne pourrons identifier.
Au-delà du cercle étroit du moi se trouve un monde dans lequel nous ne sommes pas les créateurs mais les faits. C'est la genèse du désespoir. »
Jonathan Sacks, Politics of Hope
Au détour d’une phrase, une amie DRH dans un grand groupe m’avouait récemment : “J’ai l’impression de vivre chaque jour un Worst Case Scenario.”
Le blogueur Scott Alexander appelait cela : Moloch. Récemment Cory Doctorow a évoqué avec brio l’Enshittification des plateformes tech dans le très sérieux Financial Times. Avec un ami, on a un autre nom pour ça : la Fucktupitude.
Chez les professionnels avec qui je discute souvent qu’ils soient dirigeants, journalistes, avocats, formateurs, personnels des hopitaux, psychologues, le sentiment est le même : chaque secteur, chaque organisation est en dégradation aggravée et ne survit qu’au moyen de petits miracles quotidiens (humains plus que technologiques) et de dévouements hors norme.
En entreprise, la situation frise l'absurde. “Ma boîte mail est devenue un réceptacle d’injonction contradictoires.” me confiait un client récemment : “ Mail 1 : Tu dois mettre la pression sur ton équipe pour atteindre les objectifs agressifs de Q1 / Mail 2 : N’oublie pas la formation obligatoire à l’empathie vendredi.”
En bref, le monde est depuis un moment en maintenance. Nous ne nous en sommes pas aperçus. Les crises s’amoncellent sans se résoudre, le monde s’est révélé non soutenable et nous le découvrons, chaque jour, non maintenable. Nous sommes passés de la confusion des sentiments au sentiment, généralisé, de la confusion.
Le résultat, la plupart des gens longs que je connais sont en mode Parallel Processing, c'est à dire qu'ils accomplissent leurs tâches quotidiennes tout en absorbant et en prenant le chaos du monde en pleine face. C'est un exercice d'équilibriste. Un exercice de dissociation épuisant.
Ils acceptent pourtant de se laisser traverser par les polycrises et refusent l'indifférence tout en essayant d'opérer tant bien que mal dans une vie privée et professionnelle trouée d'incertitudes (est-ce un hasard si les couples explosent les uns après les autres autour de moi ? ).
The Cost of Staying Human
« Le coût d’une chose, c’est la quantité de vie qui est exigée en échange. Immédiatement ou à la longue. »
Henry David Thoreau
Peu de gens écrivent sur la charge de ce Parallel Processing Humain, moins encore sur le “Cost of Staying Human”, le prix à payer pour conserver son humanité.
Il est considérable..
C’est quoi aujourd’hui le coût pour rester humain, la taxe sur l’humanité préservée ? C’est accepter de vivre dans une schizophrénie soft, oscillant entre optimisme tragique et pessimisme délétère. C’est aussi refuser de prendre pour argent comptant les compromis faciles, les réponses courtes et les narratifs synthétiques offerts par le dernier ersatz consumeriste (qui veut mes NFT ?) du capitalisme finissant ou de la Meme Economy.
C’est, parallèlement, tout en comprenant les fondements de la crise de sens que nous vivons, tout en prenant les mesures de l’effondrement contextuel, refuser de se laisser emporter par le Doomscrolling et tenter chaque jour de contrebalancer les messages anxiogènes d’un âge du chaos qui a traversé les écrans pour s’installer dans nos rues.
Mais, au fil du temps, et même si nous nous sommes bâtis de solides filtres de sérendipité, les digues émotionnelles cèdent…
Car le Parallel Processing Humain est une posture fondamentalement fatigante, un équilibre précaire, une "beauté difficile" dirait Toni Morrison. C’est une attitude qui consiste à être poreux à l'époque sans pour autant se laisser emporter.
Comment naviguent les Humains en parallel processing ?
D'un côté, leur première tâche est précisément de rester humain : éviter les opinions faciles et binaires tout refusant de porter des lunettes roses ou noires, si aveuglantes, si confortables qu’elles masquent l'époque et le réel.
Ils prennent la mesure du glissement d'un monde VUCA vers un monde BANI. Ils pensent comme le futuriste climatique Alex Steffen que nous ne sommes pas prêts pour ce qui est déjà arrivé. Ils distinguent les complexités de l'âge de l'enchevêtrement et n'ignorent rien des défis environnementaux littéralement surhumains et des protocoles de renoncement qu'ils impliquent.
Chaque jour, en tant que parents, ils se demandent comment élever leurs enfants à l'heure de la crise climatique quand d’autres les élèvent comme des startups.
Comme tous les gens qui doutent, Ils voient venir un monde où les prochains autocrates portés au pouvoir par une utilisation habile des grossiers ressorts de la Meme Economy n’auront que de mauvaises réponses à apporter à des problèmes systémiques.
Ils connaissent l'effort qui consiste à maintenir, faire cohabiter deux idées opposées au même moment. Et, dans un monde où chaque misère écrase l’autre, ils connaissent également les limites de la fatigue compassionnelle.
Pourfendus mais vivants, ils tentent de se rappeler que la vie linéaire n'existe pas et que l'incertitude est une constante.
Dans leur interrogation muette, ils chassent parfois une pensée vertigineuse : le monde est devenu excessivement visible, excessivement bruyant et leur lucidité accrue, leur regard plus affûté sur ses travers et sa laideur indélébile, leur imposent un labeur plus soutenu pour préserver une désinvolture désespérée.
Parfois quand ils rentrent le soir en se délestant lentement du chaos du bureau pour rejoindre des enfants qui ne vont pas si bien, ils se demandent in fine si cette impression d'avancer constamment sur une glace fragile n'est pas le prix le plus douloureux, la TVA masquée et monstrueuse de la modernité liquide.
Ils savent que la tâche éternelle qui consiste à refaire le monde est de nouveau devant nous, que l'âge de la colère est là avec ses raccourcis, ses indifférences, ses opinions faciles et ses escapismes mortels. Ils contournent la facilité de l'époque, cette fausse réponse qui consiste à laisser chacun "choisir" sa propre toxicité.
Ils réalisent qu'il leur appartient aussi de ne pas laisser le monde glisser plus bas.
Pourquoi acceptent-ils de payer ce prix ?
Parce qu'ils savent sa valeur. Il n'y en a qu'une et elle n’est pas négociable : maintenir leur âme en vie.
Les Screenthoughts de la semaine
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« La tragédie de la vie est ce qui meurt à l'intérieur d'un homme pendant qu'il vit. »
Albert Schweitzer
Il y a une gigantesque déconnexion à l'œuvre dans nos vies. On nous dit qu’il y a une app pour ça, une pilule pour ça, une posture de Yoga pour ça, mais la vérité c’est que nous n’avons pas mis à jour nos outils intérieurs de fabrication du sens face à une société qui a radicalement changé.
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C’est tout pour cette semaine, je vous retrouve la semaine prochaine avec le grand retour des Nuances As a Service.
D’ici là, gardez le cap 🧭.
Waloyo Yamoni, nous surmontons le vent.
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