“Il m’est venu un jour à l’idée que si l’on voulait réduire un homme à néant, le punir atrocement, l’écraser tellement que le meurtrier le plus endurci tremblerait lui-même devant ce châtiment et s’effrayerait d’avance, il suffirait de donner à son travail un caractère de complète inutilité, voire même d’absurdité.”
Fiodor Dostoiëvsky
Bienvenue sur Umanz, une lettre où un non-automate parle à des intelligences naturelles.
J’écris Umanz depuis plus de cinq ans et je m’interroge sur le sens au travail. Après en avoir beaucoup discuté autour de moi, j’ai isolé un angle mort du sens au travail, un paradoxe dont on parle peu. Je vous en parle tout de suite.
Comme vous le savez, j’interviens aussi en entreprise sur le sujet de la Gen Z et du décentrage du travail.
Ce décentrage prend parfois naissance dans ce regard chirurgical et dépassionné que les nouvelles générations portent sur les réunions hors sol et l’absurdité du corpospeak.
Un sentiment d'absurde, d’estrangement, et de perte de sens typiquement reflété par ce texte implacable :
“ Les gens utilisaient une sorte de novlangue, qui n’était ni belle ni particulièrement efficace: un mélange de discours corporate avec des métaphores athlétiques et guerrières, gonflées d’auto-importance. “
« Que faisait Megan? La plupart du temps, elle organisait des réunions, ou des «sync», comme elle les appelait. Le pire type de réunion – le genre où les participants tournent autour du concept de travail sans se plonger dedans.
Les sync de Megan étaient remplies de discussions sur les cadences et la connectivité et la mise à niveau ainsi que sur la nécessité d’affiner et d’itérer pour aller de l’avant.
La principale unité de sens était la métaphore abstraite. Je pense que personne ne savait ce que chacun disait.»
Molly Young, Vulture
À la une cette semaine
L’angle mort du sens au travail
“Tu es salarié, tu manges un pain. Mais tu manges un pain qui n'est pas le tien.”
L’une des vérités masquées sur le sens au travail c’est que les entreprises -pas toutes heureusement- ne produisent pas de sens. En tout cas de moins en moins.
Ce phénomène se retrouve surtout dans les grandes entreprises à la recherche d’effets d’échelle. En cherchant ce fameux 'scale', des leaders souvent bien intentionnés, saturent l’entreprise de process et -c'est là le pacte Faustien- de gens éminemment interchangeables.
Unique MAIS Interchangeable
Car, pour que les process marchent il faut que leurs rouages soient éminemment remplaçables. Il faut réduire au maximum les personnes en outils ou en pièces de rouages substituables (ou externalisables à tout moment), d'où l'encadrement de plus en plus mécanique des KPIs, des OKRs et autres trouvailles fertiles du management scientifique du travail. Une grande directrice marketing m’avait un jour avoué qu’elle avait au minimum 70 Dashboards. A t-on réellement besoin de 70 Dashboards pour piloter son activité ?
C'est tout le problème des sociétés aujourd'hui qui créent des jobs standards pour des gens exceptionnels et c'est précisément la thèse centrale de Gary Hamel dans Humanocracy :
“Nous avons créé des entreprises moins capables que les gens qu’elles contiennent.”
Et c'est précisément cette machinerie implacable que je dénonce dans "mes amis sont plus grands que vos petits jobs"
“Je ne supporte plus d'être un clone doré mais surtout je ne supporte plus ce que je fais faire aux entreprises.” me confiait récemment un talent récemment partnerisé chez un géant du conseil, choqué par les délabrements qu'il avait induit chez nombre de ses clients.
La revanche des clones
Et c'est comme cela que les entreprises qui courtisent les bataillons de diplômés organisent cette famine de sens que les babyfoots, les séances de mindfulness corporate ou les soins holistiques ne parviendront jamais à compenser.
“Voilà comment parler au client, en combien de temps, voici comment parler à la presse, comment parler à vos collaborateurs, vous en prendrez connaissance après avoir signé le règlement intérieur.”
Ces outils, normes et procédures atrophient chaque jour le sens au travail, l'homme ne rentre jamais avec plaisir dans une feuille Excel.
Et les dirigeants et leurs consultants peinent à comprendre que la dissociation induite par l’accumulation d’actes absurdes finit par générer du non sens. Peu d’entreprises ont encore comme Microsoft et Shopify, le courage de tailler dans le vif dans les process et les meetings.
Le paradoxe du sens
Nous sommes là au cœur de l’un des plus grands paradoxes du sens au travail et du discours sur les talents. Les grandes entreprises débauchent à grand prix des talents “uniques” mais visent à produire le maximum de pièces interchangeables, certes bien huilées parfois remarquablement sophistiquées mais surtout…remplaçables.
Ce n’est bien sûr pas un acte volontaire, ni une volonté assumée, plutôt une conséquence inattendue du surinvestissement dans les dogmes du management scientifique qui semblaient fonctionner au départ….Au départ… Car nous touchons là au drame de la modernité liquide telle que la décrit Zygmunt Bauman :
“La modernité n’a pas rendu les gens plus cruels. Elle a seulement inventé une façon par laquelle des choses cruelles pouvaient être réalisées par des personnes non cruelles”
Zygmunt Bauman
Les talents atrophiés
Côté talents, que sacrifie t-on dans ce pacte Faustien ? L'autonomie, la créativité, l'imagination, le plaisir au travail. Autant de moteurs essentiels du sens et du relief d’une vie de travail. Autant d'attributs humains qui nous préservent de la vie mécanique. Et c'est la raison même de la fuite des meilleurs talents issus des meilleures écoles vers l'artisanat ou les startups.
La rareté ne s'accommode jamais d’être “standard”.
Aucun homme n'aspire à être une machine, même si il y est grossièrement attaché par une chaîne dorée.
Les RH éclairés devraient méditer cette éternelle leçon de Marcel Aymé : “l’homme qui possède des dons brillants ne peut se satisfaire longtemps de les exercer sur un objet médiocre.” Le futur des talents implique donc une inversion. Il consiste à se poser une question fertile mais vertigineuse : Comment rendre les jobs, les parcours, irremplaçables ?
Le chiffre a t-il fini par tuer le sens ? L'un des spécialistes reconnu du management, Josh Bersin, sonnait l'alarme il n’y a pas si longtemps : "une trop grande importance accordée aux mesures peut entraîner une baisse de la productivité."
Je lisais récemment le livre du Psychiatre Alain Gérard, le malheur inutile qui expliquait comment un management inhumain à base de chiffres décorrélés du réel avait anéanti, chez plusieurs de ses patients, le sens au travail.
Dans son livre, il raconte une anecdote marquante. Celle d’une infirmière hyper consciencieuse qui expliquait à sa supérieure “cadre de soin” référente -on appréciera la poésie- qu’elle ne pouvait plus s’occuper des patients qui sonnaient en permanence dans les chambres à cause de la charge administrative du reporting. Elle s’était vue rétorquer qu’elle n’avait qu’à “porter des boules quies dans les couloirs”. Ambiance…
Cette anecdote est un triste reflet de la réalité dans nombre d’institutions et d’entreprises. Un regard lourd et sans appel sur tous ces lieux de survie qui ont sacrifié l'homme sur l'autel de la rentabilité hyperfinanciarisée et des process sans âme.
L’intuition de la Philosophe Simone Weil au siècle dernier était que l’industrialisation croissante finirait par créer un vide dans les esprits, un esclavage de l’âme qu’elle appelait pudiquement l’affliction. Cette interchangeabilité propulsée par les process d’un-monde-qui-scale s’est désormais étendue aux cols blancs.
En matière de sens au travail, elle révèle une vérité profonde et difficile : “il n'y a pas de vie juste dans un monde faux.”
Les Screenthoughts de la semaine
L’amnésie des bulles
La pause chez l’homme
Trouver Vs Créer un travail
🎙️Envie de Keynotes différentes ?
Découvrez nos dernières Keynotes
C’est quoi avoir de l’impact ?
L’art perdu de la conversation
Gen Z et ruptures générationnelles : les 5 grands décentrages du travail.
Ceux qui restent : petite méditation sur l’engagement et la loyauté en entreprise.
Tomber en émerveillement, plongée dans l’effet Wow.
Le Cozy Web
Connaissez vous le Cozy Web ? Le Cozy Web, expression inventée par l’essayiste Venkatesh Rao, décrit ce web caché confortable dans lequel nous évoluons de messageries privées en sites discrets ou en communautés intimes et authentiques, à l’abris de firewalls.
Le Cozyweb ce sont aussi ces derniers lieux digitaux hors de portée des machines, des bots. À l’abri de l’extraction de datas. Une nostalgie ouatée du Web 1.0, l’équivalent digital du Slow Media.
C’est un concept loin du vacarme et des modes passagères qui fait appel à la notion de Dark Forest de Yancey Strickler : “Ces espaces où les conversations sont dépressurisées et rendues possibles par un environnement non-indexé, non optimisé et non-gamifié.”
Pour moi, le Cozyweb est en quelque sorte le Offline du Online tel qu’il est devenu. Umanz se revendique comme un espace du Cozy Web.
Le Cozy Web deviendra t-il un jour une thèse d’investissement ?
Illustration par Maggie Appleton du cozy web et du concept de Dark Forest de Yancey Strickler
Et quelques pépites
Connaissez vous la Cliodynamique, (Cliodynamics en anglais). Cette nouvelle discipline qui passe l'histoire à la moulinette de la Big Data ?
La thèse générale du livre de Peter Turchin : l'histoire est façonnée par l'interaction entre les élites et les masses. Lorsque ces deux groupes sont en équilibre, l'harmonie règne. Mais lorsque trop de gens se disputent le statut d'élite en même temps, les choses se détraquent et l'instabilité devient inévitable. Sa conclusion, nous sommes dans une phase de "Surproduction des élites."
Un jour L’Oréal rachètera les biscuits Lu…Connaissez vous l’esthétique de la Granola Girl ?
Le sens au travail revisité par la Genz : voici les Gothiques Corporate.
Comment vivrons nous en 2069 ? Les prévisions d’un Futuriste ressemblant à l’animateur d’une famille en or. À prendre donc…avec une petite pincée de sel.
Et on finit par une note d’optimisme : avec les premiers tests d’un vaccin prometteur pour la sclérose en plaque ?
C’est tout pour cette semaine. Je vous retrouve la semaine prochaine avec le retour des Nuances As A Service. Bon week-end et surtout, gardez le cap🧭.
Waloyo Yamoni, nous surmontons le vent.
Cette newsletter est avant tout un projet de cœur. De nombreuses personnes et sociétés nous demandent souvent : comment travailler ensemble ? Sachez que nous réalisons des carnets de tendances annuels (réservez votre session dès maintenant), des newsletters sectorielles, ainsi que de nombreuses Keynotes en entreprise sur la Curiosité, l’esprit du débutant, l’émerveillement, l’impact, la loyauté etc. Ainsi que des ateliers et séminaires exclusifs pour les comités de direction.
Nous avons également une activité de conseil en positionnement et en identité d’entreprise et réalisons des contenus aussi différenciés que “des guitaristes punks dans un orchestre de mariachis” pour les entreprises, les professionnels et les marques. N’hésitez pas à nous solliciter.
❤️❤️❤️❤️❤️
Vous lire réveille mon cerveau. C'est comme respirer un air de montagne. Merci !