La lettre de Umanz : Réel 1 - Virtuel 0
Le retour tragique du réel aura suffi en quelques jours à pulvériser l’hystérie de virtualité qui nous servait de confortable caverne de Platon. Quelques mots sur l’Ukraine donc.
D’abord ceux de Bruno Maçães dans Time Magazine :
“L'invasion à grande échelle de l'Ukraine, associée aux menaces nucléaires proférées par Poutine, a créé une situation dramatique où l'Europe dans son ensemble est placée dans le rôle d'adversaire et où personne n'est suffisamment éloigné pour empêcher les événements de devenir incontrôlables.
La rapidité avec laquelle la guerre s'est emparée de la vie européenne est à couper le souffle. Je n'ai jamais eu l'impression de comprendre aussi bien les Européens de 1914 ou de 1939.”
Il faudrait évoquer le paradoxe nucléaire qui a terminé la précédente guerre mondiale et empêche aujourd’hui l’engagement occidental face à un autocrate imprévisible qui a fait un boulevard de nos hésitations. Pas de leçons ici, la voie diplomatique, la seule, est fragile et étroite.
Entendue l’indifférence : “ici, ils stressent plus sur leur slides de lundi que sur l’Ukraine.” me confiait dégoûtée une amie de ses collègues dans un grand cabinet de conseil. Aperçue, par contraste, l’inquiétude dans les yeux de nos aînés qui ont connu ces jours où tout bascule à l’est.
Constaté, heureusement, la mobilisation des bonnes volontés et le retour de mots oubliés comme courage ou bravoure. Ressenti aussi ce sentiment d’impuissance qui se mèle à l'impression dérangeante que la rapidité et l'échelle de la réaction financière et digitale d'un occident qu'on disait léthargique, peinent à changer la donne.
Relus, enfin, deux textes essentiels que j’aimerai partager avec vous cette semaine : l’absurdité selon Camus et que faut-il dire aux hommes ? de Saint-Exupéry.
Le réel a toujours joué à domicile, les rois sont nus, notre impuissance systémique. Bienvenue dans la Surrealpolitik,
En attendant, l’Ukraine meurt. Pour aider c’est ici.
Un philosophe nous parle d’humiliation
L’un de nos impensé actuels est notre capacité à générer de l’humiliation à l’échelle et parfois involontairement.
J’ai interviewé le Philosophe Olivier Abel, disciple de Paul Ricoeur, sur cet angle mort de la présidentielle :
Humiliation, impensé sociétal
“Les humains sont aujourd’hui moins tenus en servitude que de plus en plus et massivement tenus comme inutiles insignifiants, jetables.” Et, pourtant, ne pas humilier est souvent une question d’attention.Nous avons rencontré Olivier Abel qui publie “De l’humiliation” aux Editions Les Liens qui Libèrent. Il a accepté de répondre aux questions de Umanz :
Umanz - Pourquoi notre société produit actuellement tant d’humiliation ?
Olivier Abel : Il y a toujours eu de l’humiliation, mais la complexité de nos systèmes offre de multiples occasions de profiter de la moindre position de pouvoir pour humilier ceux qui sont de l’autre côté du manche. Et puis d’une certaine manière les sociétés à la fois capitalistes et démocratiques nous placent dans une perpétuelle comparaison, une compétition où nous devons nous mesurer, sinon nous vanter et nous envier. Notre monde est ainsi envahi par le poison de ressentiments et de passions qui ne trouvent pas de place dans un monde où tout est quantifié. Enfin ce qui aggrave le phénomène c’est que nous sommes sensibles aux inégalités et aux violences, mais relativement indifférents aux humiliations : peut-être parce que le fond de notre civilisation est à la fois stoïcien et chrétien, deux écoles de modestie, qui considèrent que l’humiliation ne doit pas nous toucher. Le déni est donc ancien. Mais il est renforcé par l’idée que l’humiliation est une affaire purement morale et subjective, qui ne concerne que ceux qui l’éprouvent, et qui n’est ni mesurable ni punissable.
Umanz - Quel rapport faites-vous entre l’affaiblissement de la culture des humanités et l’humiliation ?
Olivier Abel : Je dirai d’abord que l’humiliation fait taire, qu’elle affecte le sujet parlant, qu’elle disqualifie sa parole et son langage même. Les humanités s’attachent à ces questions de langues, d’histoires, de cultures, de cultes, dont elles savent que ce sont des « formes de vie ». Elles supposent la reconnaissance des autres humanités, de l’humanité de l’autre. Elles savent par exemple la différence des langues, et ne traitent pas la traduction comme un détail technique, mais comme quelque chose qui demande de l’hospitalité langagière, de l’attention, des égards.
Elles savent que les cultures ont des origines diverses et complexes, et proviennent souvent d’ailleurs : par exemple les humanités de l’Antiquité grecque nous sont largement parvenues par le monde arabe, et les humanités bibliques, si essentielles à la culture européenne, sont issues du Proche-Orient. Tout cela est largement écrasé par le présentisme communicationnel, qui fait de notre époque le sommet de la culture et méprise tout ce qui n’est pas elle, ce qu’elle n’a pas intégré à son grand consensus. C’est ce qui rend notre époque intolérante aux cultures des minorités, qu’elle traite de communautaristes.
Umanz- Quel est le rôle du digital dans les nouvelles formes d’humiliation ?
Olivier Abel : On pourrait distinguer deux formes d’humiliation, l’une verticale, l’autre horizontale. L’humiliation verticale est le fait des institutions, dont certaines sont humiliantes dans leur forme même, comme les lois d’apartheid, mais même les institutions les plus ordinaires et innocentes peuvent être utilisées par leurs agents de manière humiliante. L’humiliation horizontale, elle, se déploie là où il n’y a plus ou pas d’institution, pas de régulation. Dans le monde ultra-libéral d’aujourd’hui, ce sont les réseaux sociaux qui sont devenus aujourd’hui les autoroutes de l’humiliation. Par rapport à ce qu’était la conversation en vis à vis, les téléphones portables et tous les réseaux sont une mutation technique majeure, projetant nos dits et faits vers le monde entier : nous ne sentons plus ce que nous faisons, nous ne voulons plus ce que nous disons. Nous sommes plongés dans une demande infinie et exacerbée de renommée, de reconnaissance, à un besoin de rester « in », de rester en lien, mais dans une lutte sans règle, où l’on peut prendre tous nos jeux pour des réalités, et nos réalités pour des jeux.
Umanz- Peut-on inverser dans le monde du travail la remplaçabilité permanente ?
Olivier Abel : Dans l’économie ancienne, qui était encore le cas dans le capitalisme classique, l’humiliation, c’était grosso modo d’être tenu en servitude, en esclavage. L’émancipation avait tout son sens. Dans la nouvelle économie, générée par le néo-capitalisme, il y a une nouvelle figure d’humiliation, qui est celle de l’exclusion : bien des humains sont superflus, et ne servent à rien. S’ils avaient les moyens, ils paieraient pour travailler, pour rester brancher dans le monde actif ! Mais ils sont jetés comme des rebuts inutiles. C’est la nouvelle forme du tragique. Le management des ressources humaines se fait sous la terreur d’être licencié, et n’a de cesse d’assouplir, de flexibiliser, de casser les habitudes, les formes de vie trop aménagées. On a beaucoup parlé du management par l’humiliation en entreprise, quand on ne cesse de déplacer les agents pour défaire les liens et empêcher les attachements. On bien quand on « placardise » ceux dont on souhaiterait qu’ils s’éliminent eux-mêmes. Que se passe-t-il quand on fait travailler quelqu’un pour rien, quand on lui donne une occupation qu’il sait inutile ? Cette « économie » affecte la forme entière de nos liens. C’est comme si on attendait que les humains se détachent d’eux-mêmes, s’épuisent à maintenir ou entretenir des liens dont les autres ne veulent plus.
Umanz- Comment bâtir des organisations “non-humiliantes” ?
Olivier Abel : Il existe en effet des institutions destinées à nous protéger des violences mais qui font un usage humiliant du monopole de la force qui leur a été accordé, ou des institutions destinées à nous protéger de la misère qui peuvent elles-mêmes être perçues comme humiliantes, paternalistes, ou bien nous obligeant à nous mettre au format requis sans tenir compte de ce que nous aurions à raconter. Pour penser des institutions non-humiliantes, je propose de distinguer deux sens de l’humiliation, qui sont d’ailleurs souvent paradoxalement conjoints : le premier c’est d’être montré et exposé malgré soi, et le second est d’être malgré soi exclu du jeu, écarté, rejeté dans l’invisibilité. Ce dernier affecte l’estime de soi du sujet, sa confiance dans sa capacité à participer, à montrer qui nous sommes. Le premier affecte le respect de soi, la pudeur, le sentiment que nous portons en nous quelque chose sur quoi les autres (ni nous-mêmes) ne peuvent mettre la main. Si nous cherchons à imaginer ce que serait une société dont les institutions (police, préfectures, administrations, prisons, hôpitaux, écoles, etc.) seraient exemplairement non-humiliantes, il faut cesser de les penser comme des administrations, des appareils normatifs, et les penser comme des théâtres qui protègent et instituent des sujets parlants. Ce serait des théâtres de la reconnaissance mutuelle, à la fois l’installation d’écrans protecteurs derrière lesquels on puisse se retirer, et l’installation d’espaces autorisés où chacun puisse s’essayer et se montrer.
Umanz- Quelle place peut prendre la question de l’humiliation dans l’élection présidentielle ? Et avez vous discuté avec les candidats ?
Olivier Abel : Non, je n’en ai parlé avec aucun, et mon propos reste assez général ! Je commence ce livre en disant qu’une élection présidentielle peut se gagner ou se perdre sur un sentiment d’humiliation ou sur son adroite manipulation, sur son déni méprisant ou sur sa sincère prise en compte. Un président peut être jeté par une société au motif qu’il serait trop souvent apparu comme humiliant. Un président peut être élu parce qu’il prête sa voix au sentiment d’humiliation, parfois ancien mais longuement ruminé, d’une société entière. On a ainsi vu, à l’ombre de la démocratie, des majorités dangereuses porter Trump ou Erdogan au pouvoir. On pourrait dire aussi que c’est l’humiliation de la Russie, au moment de la chute du système soviétique, et parfois même une auto-humiliation excessive des « perdants » du communisme face à l’Occident triomphant, qui a été le carburant revanchard de Poutine. La barbarie est ce qui répond à l’humiliation, quand celle ci a dévasté les circuits de la reconnaissance.
3 tweets sinon rien
You had one job
Berceuse Islandaise ou Death Metal ?
La différence entre twitter et LinkedIn
I ❤️ Christopher Walken
“Christopher Walken est apparemment incapable d’être ennuyeux.”
Il y a peu de choses sur lesquelles je ne fais aucun compromis mais je pense qu’il y a les gens qui aiment Christopher Walken et les Monty Python et le reste du monde.
Bref, ce premier paragraphe de l’interview de l’acteur culte Christopher Walken dans le New York Times est quelque chose que j’aurais vraiment, vraiment aimé écrire :
Brel, réel
“Je ne soigne que mes rêves”
Les Screeenthoughts de la semaine
Les personnes les plus importantes de notre avenir
Retrouver la joie d’apprendre
La règle masquée du Story Telling : cohérence > vérité
Les pépites de la semaine
Pour finir quelques pépites de choix extraites des Newsletters réalisées pour nos clients corporate.
🔥 Choc, chaleur et dépressurisation. "Comme un vide qui aspire l'air des poumons." Quelles sont les armes Thermobariques soupçonnées d'être utilisées par les Russes en Ukraine ?
🧑🤝🧑 #Unexpected #consequences : “Se rappeler que des individus ne sont pas responsables d’actes de guerre.” Comment la communauté de travail doit gérer ses collègues Ukrainiens et Russes au bureau ? quelques éléments de réponse.
🤯 Le psy de 2022 est arrivé : voici le psychologue pour les cryptos addicts
👩🔬 Web3 : vous connaissiez la DeFi voici la DeSci
🧸 Rien à voir…Et pourtant. Qui veut être….wait for it…Grizzly Conflict Manager
🚪🚶 Le WTF d'or : J'ai été viré par ma D.A.O
C’est tout pour cette semaine, très heureux de vous retrouver. Malgré cette actualité inquiétante, continuons de récolter ensemble, plus que jamais, les quelques parcelles de sens qui restent dans le monde.
Excellent week-end à tous, et, toujours, gardez le cap.
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