Je crois que rien n’aura plus contribué au “bullshit overload” et à la “famine de vrai” ressentis cette semaine que la vague d’expliqueurs a posteriori de l’élection américaine, les mêmes qui vous expliquaient doctement pourquoi Harris allait gagner deux semaines avant.
Il y a des retourneurs d’explications comme il y a des retourneurs de vestes. Il faut bien vivre n’est-ce pas…Ne jamais montrer qu’on n’a rien compris…
Cette mascarade s’ajoute au Slop collecté quotidiennement par les algorithmes. Chaque jour, Bullshit et Slop se déversent en temps réel dans la décharge à ciel ouvert que sont devenus nos yeux et nos oreilles. Ils ajoutent à notre léger sentiment d’irréalité.
Un sentiment d’irréalité augmenté par ce que le psychologue Adam Mastroianni appelle la globalisation des problèmes et de ses impacts sur notre psyché (i.e : “comment peut-on sourire à l’heure du réchauffement climatique ?”) ou ce que Valentine Faure décrit dans Le Monde comme l’épouvante Informationnelle. Toutes deux renforcent notre culpabilité teintée d’impuissance face aux dérèglements d’un monde de plus en visible.
Je me souviens d’un essai il y a dix ans d’une ancienne journaliste de Time Magazine exportée à grand frais dans les usines à contenus de Buzzfeed et qui, après un burn-out, avait écrit : “je ne peux pas avoir huit opinions par jour.”
La question d’aujourd'hui est : peut-on avoir 21 indignations par jour ? Et comment résister au bullshit overload qui drape instantanément de faux chaque nouveau fait d’actualité ? Ces questions hantent l’essai d’aujourd’hui.
En préambule, le petit texte méditatif de la semaine nous vient de Romain Gary. Il avait pressenti, il y a plus de quarante ans, les effets délétères de cette extrême visibilité du monde :
Finalement, tout ça se réduit à un excès d’informations sur nous-mêmes. Autrefois, on pouvait s’ignorer. On pouvait garder ses illusions. Aujourd’hui, grâce aux médias, au transistor, à la télévision surtout, le monde est devenu excessivement visible. La plus grande révolution des temps modernes, c’est cette soudaine et aveuglante visibilité du monde. Nous en avons appris plus long sur nous-mêmes, au cours des dernières trente années, qu’au cours des millénaires, et c’est traumatisant.
Quand on a fini de se répéter mais ce n’est pas moi, ce sont les nazis, ce sont les Cambodgiens, ce sont les… je ne sais pas moi, on finit quand même par comprendre que c’est de nous qu’il s’agit.
De nous-mêmes, toujours, partout. D’où culpabilité. Je viens de parler à une jeune femme qui m’avait annoncé son intention de s’immoler par le feu pour protester. Elle ne m’a pas dit contre quoi elle voulait protester ainsi. C’est évident, d’ailleurs. Le dégoût. L’impuissance. Le refus. L’angoisse. L’indignation.
Nous sommes devenus im-pla-ca-ble-ment visibles à nos propres yeux. Nous avons été brutalement tirés en pleine lumière et ce n’est pas jojo. Ce que je crains, c’est un processus de désensibilisation, pour dépasser la sensibilité par l’endurcissement, ou en la tuant, par le dépassement, comme les Brigades rouges. Le fascisme a toujours été une entreprise de désensibilisation.
Romain Gary, (L’angoisse du Roi Salomon). 1979.
Une légère inclinaison de la tête
Il y a un geste que font les enfants, les animaux aussi. Une légère inclinaison de la tête qui signifie la surprise. Une surprise un peu interrogative. Un étonnement teinté d’une légère incompréhension.
Je me souviens de la portée de ce geste quand mon fils de deux ans le fit la première fois que je m’énervais devant lui sans raison. Il m’observa longuement, comme une bête curieuse, et avec un air de sagesse sans âge dont je me souviendrai toute ma vie. Ce jour-là, je me dis que ce geste, à la fois animal et humain, était éternel et universel. Et je réalisais que, moi aussi, je n’avais cessé d’être éberlué par les autres, la marche du monde, la nature humaine.
D’où venait cette surprise ? Pourquoi ne s’habituait-on jamais ? Étais-je un éternel inadapté ? Pourquoi n'avais-je pas le talent, la facilité ou la grossière épaisseur de tant d’autres à être indifférent. Cette capacité de simplement hausser les épaules et passer à autre chose…
Mais non, ça ne passait pas, ça ne passait jamais : l’injustice, le harcèlement à l’école, les jeux politiques en entreprise, les jeux politiques tout court.
J’étais, comme vous peut-être, un hébété du bullshit. Une inconsolable affection. Je regardais ceux qui se prêtaient à ces jeux ridicules comme des êtres étranges venus d’ailleurs. Ils me semblaient dotés d’un troisième bras, des espèces de demi-dieux (ou démons) d’un autre monde.
J’avais comme une case en moins, un talent manquant, une défaculté qui confinait à l’estrangement…J’étais incapable de ne pas m’éberluer devant l’absurdité de ces comportements.
Et ça ne cessait pas, ça ne cessait jamais. Ça s’aggravait même en vieillissant au fur et à mesure que l’effondrement contextuel du monde B.A.N.I se creusait. Que l’actualité reproduisait, comme un triste piano mécanique, les erreurs, la violence, les passages en force des prognathes (suivez mon regard), les petites vanités et les grandes lâchetés des hommes de pouvoir et de leurs courtisans.
J’allais donc mourir sans savoir ce que c’était de s’en foutre royalement, de connaître la satiété repue de l’indifférent, l’air satisfait et la face ignoble des vainqueurs.
J’avais appris à mes dépens qu’on ne guérit pas de ces choses…J’eu beau me plonger dans les plus éminents guides spirituels, les philosophes, les plus grands écrivains…je n’obtins ni réponse, ni réconfort à mon étrange handicap.
Jusqu’au jour où, dans une interview, l’écrivain Steven Pressfield raconta une troublante anecdote. Dans ces jeunes années, il avait été aide-soignant dans un hôpital psychiatrique. Un jour il s’était ému auprès du psychiatre de l’établissement de l’apparente normalité de ses pensionnaires. “Oh Ils sont tout à fait normaux avait répondu le médecin. Il y a juste une chose…Ils ne supportent plus le bullshit.”
J’avais donc mis quarante années à poser un nom sur ma condition particulière et bien nommer les choses, c’est déjà commencer à les résoudre.
Je faisais, comme vous peut-être, comme tant de mes amis, comme beaucoup de gens longs que j’ai rencontrés, une intolérance au bullshit.
Une question me hantait : qui paye quand on remplace le sens par le bullshit ? Les ébauches de réponse me terrifiaient…
Je n’avais pas réalisé à quel point la survie dans la modernité liquide était intimement liée à la tolérance du bullshit.
De part mes précédentes expériences chez Reuters, Dow Jones et Google je fais partie des gens qui émettent l’hypothèse que notre environnement informationnel est peut-être plus dégradé que notre environnement naturel. Que le bullshit propulsé par les algorithmes y circule avec une vertigineuse fluidité et une désolante efficacité et que demain, la capacité de faire sens, tout comme l'agentivité seront des talents rares.
Bien sûr dans ce monde d’attrition accélérée de la certitude, j’ai compris qu’il nous faudrait internaliser nos détecteurs de bullshit, qu’il nous faudrait de nouveaux filtres. Comme d’autres avant moi, j’ai fini par réaliser qu’un déséquilibre de l'histoire nécessitIT un équilibre de l’esprit.
Pour être tout à fait honnête, je ne savais pas si je parviendrai un jour à mieux tolérer le bullshit comme ON TOL2RE gluten ou le lactose. Mais comme l’avait un jour confié René Char à Albert Camus “on se sent nombreux à être enfin quelques uns.”
Étrangement, je me sentais plus libre. Je me sentais moins seul.
Nous étions une multitude à avoir cette légère inclinaison de la tête.
Quel sera votre Second Act ?
Il était une fois, dans un coin de basse-cour, un œuf d'aigle tombé du nid. Quand il le vit, le fermier, sans se poser de questions, le déposa dans le nid d'une poule en se disant qu'il verrait bien ce qui en sortirait.
Quelques semaines plus tard, sous le regard intéressé des poussins et des poules, l'œuf se fendit, et de là sortit une petite boule de plumes hérissée et flageolante sur ses pattes. Le petit aiglon, ignorant tout de sa noble ascendance, observa ses frères et sœurs piailler, picorer et gratter le sol comme si le salut de l'univers en dépendait. Eh bien, se dit-il, “poussin un jour, poussin toujours!” Et, sans poser plus de questions, il se mit à gratter le sol avec l’intensité d’un détective en quête de vers égarés. Il passait ses journées à chasser les insectes, gloussant et caquetant comme un poulet émérite.
Le temps passa, et l’aiglon grandit, mais dans sa tête, il n’était rien de plus qu’un poulet un peu… disons, trapu, avec des serres un peu trop crochues et un bec qui faisait fuir les vers d’un seul regard. Quand il s’ennuyait, il battait des ailes de toute sa force, ne s'élevant que de quelques centimètres avant de retomber lourdement en soulevant un petit nuage de poussière, sous les regards mi-moqueurs, mi-étonnés des poules.
Puis vint ce jour glorieux où, entre deux vers de terre, il leva les yeux au ciel. Là-haut, dans un ciel si bleu qu'il en paraissait éternel, planait un oiseau colossal, un empereur des nuages. L’aigle semblait découper le ciel de son vol parfait, comme s'il avait été conçu pour cela, ses superbes ailes écartées avec une majesté divine, vibrant avec les courants aériens comme une note de musique pure et infinie.
Ébloui, notre petit aigle en basse-cour en resta la patte en suspens, l’air ahuri : “Mais qui est donc cet oiseau extraordinaire ?”
Un vieux coq blasé qui l’entendit gloussa : « Ah, ça, c'est l'aigle. Un roi des airs, qu'ils disent. Mais nous, on est des poulets, tu comprends ? Nous, c'est la terre, les vers, le caquètement. Laisse tomber ces histoires de haute voltige et reviens gratter avec nous.»
Et ainsi, convaincu que la voie des airs n'était pas faite pour lui, l’aigle continua de mener sa vie de poulet, persuadé qu'il n'y avait rien au-delà du poulailler. Il mourut sans jamais connaître la sensation de planer parmi les nuages, avec une aile et une âme destinées aux sommets, mais confinées à gratter le sol.
Il y a une gigantesque déconnexion à l'œuvre dans la société. On nous dit qu’il y a une app pour ça, une pilule pour ça, une posture de Yoga pour ça, mais la vérité c’est que nous n’avons pas mis à jour nos outils intérieurs de fabrication du sens, y compris au travail, face à une société ou des phases de vie qui ont radicalement changé.
Découvrez Second Act, mon cabinet de transition de vie, un passeport de sérénité pour la deuxième partie de vie.
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Je ne sais pas si vous aussi, comme dirait Vincent Delerm, mais je pense que la mort devrait cesser d’être un impensé sociétal. J'ai déjà écrit à plusieurs reprises sur le sujet et je me suis dit que vous reprendriez bien une petite méditation sur la mort. En tout cas, ne passez pas à côté de celle de Tom Van der Linden.
C’est tout pour cette semaine. Je vous retrouve la semaine prochaine, dans la vraie vie, dans mon cabinet de transition de vie Second Act ou dans votre boîte mail avec une nouvelle lettre de Umanz.
D’ici là gardez le cap 🧭.
Waloyo Yamoni, nous surmontons le vent.
Et, si jamais vous êtes encore perturbés par le Bullshit Overload, souvenez-vous :
“In an age of performative cruelty, kindness is Punk as Fuck…
Be Punk as Fuck.”
Daniel Abraham
Cette newsletter est avant tout un projet de cœur. De nombreuses personnes et sociétés me demandent souvent : comment travailler ensemble ? Actuellement, je consacre 80% de mon temps à “Second Act”, mon cabinet de transition de vie. 10% de mon temps à des Keynotes en entreprise sur les Soft Skills élégants: la Curiosité, l’esprit du débutant, l’émerveillement, l’impact, la loyauté, l’art de la conversation etc. Ainsi que des ateliers et séminaires exclusifs pour les comités de direction. Et 10%, par pur plaisir, à une activité de conseil en positionnement et en identité d’entreprise que j’ai gardée de mes anciennes activités chez Google, Reuters et Dow Jones. Elle me permet de produire des contenus uniques, aussi différenciés que des guitaristes punks dans un orchestre de mariachis.
Merci et bravo pour cette belle édition. J’ai la même intolérance au BS qui me rend malade depuis 10 ans (sous la forme d’une endométriose qui pour moi n’est qu’un des nombreux visages de l’intolérance voire de l’allergie à la vacuité, au mensonge et à l’overload de non sens). Mais …
Nous sommes définitivement de plus en plus nombreux à être quelques uns :)
Bravo!