Le lettre de Umanz ✍️ : hard nostalgia, le marché du temps perdu
“Les événements de nos vies arrivent dans une séquence de moments, mais dans ce qu’ils signifient ils trouvent leur propre ordre…Le fil continu de la révélation”
Et si, bien plus que les photos aujourd’hui surabondantes, les objets étaient nos totems de moments ? Cette semaine je me suis penché sur la Hard Nostalgia un phénomène émergent renforcé par les pics d’incertitude, existentiels, pandémiques, économiques et climatiques. Je vous en parle tout de suite.
Avant cela, démarrons cette semaine par une petite séance d’élévation des esprits avec ce texte aigu et saisissant de Toni Morrison :
L’âge adulte est une beauté difficile
“Je suis sûre que l’on vous a dit que c’est le meilleur moment de votre vie. C’est peut-être le cas. Mais si c’est vraiment le meilleur moment de votre vie, si vous avez déjà vécu ou que vous vivez les meilleurs années de votre vie à votre âge, ou si les quelques années à venir sont les meilleures, alors je vous présente mes condoléances.
Parce que vous allez rester là, coincés dans ces soi-disant “meilleures années”, sans vieillir, en ne désirant que ressembler et vous sentir comme ces adolescents que des industries entières vous forcent à demeurer.
Un vêtement tout neuf de plus, un jouet sophistiqué de plus, le régime vraiment parfait, le médicament inoffensif mais indispensable, la presque dernière chirurgie esthétique élective, la dernière crème, tous designés pour maintenir votre appétit pour le statu-quo... Alors que les enfants sont éroticisés en adultes, les adultes sont exoticisés dans la jeunesse éternelle.
Je sais que le bonheur a été la vraie cible, même masquée de vos travaux ici, de vos choix d’amis et de la profession que vous allez exercer. Vous le méritez et je veux que vous l’obteniez et tout le monde y a droit. Mais si c’est tout ce que vous avez en tête, alors vous avez toute ma compassion, et si c’est vraiment les meilleures années de votre vie, je vous présente mes condoléances car, croyez moi, il y a rien de plus satisfaisant, de plus gratifiant que le vrai âge adulte.
L’âge adulte c’est l’étendue de vie devant vous. Le processus pour devenir un adulte n’est pas aisé. Sa réussite est une beauté difficile, un gloire gagnée avec difficulté et intensité, mais dont les forces commerciales et une culture insipide ne devraient pas vous priver.
Extrait du discours (“Commencement address”) de Toni Morrison aux étudiants du Wellesley College. 2004
A la Une cette semaine
Hard Nostalgia est un terme émergent sur les nouvelles plateformes. Chez les millennials et la génération Z, il évoque un fort sentiment rétrospectif pour une expérience définitivement passée parfaitement évoquée par Twenty One Pilots dans “Stressed Out” :
“Sometimes a certain smell will
Take me back to when I was young
How come I'm never able to identify
Where it's coming from?
I'd make a candle out of it
If I ever found it”
Généralement - et c’est ce qui l’oppose à la Soft Nostalgia (Intangible) - la Hard Nostalgia est provoquée par des objets physiques. On retrouve son expression chaque jour sur Twitter ou sur Reddit. Souvent, elle se cristallise dans des souvenirs nostalgiques d’une époque ou d’un phénomène culturel révolu qui ne se répétera plus : les pogues, les DVD de Princess Sarah, les Crados, les Americanas, les Game & Watch, les Tamagochis, les Vinyles, les RockLords, les Handpan originaux de Panhart, les cassettes.
Cet attachement mélancolique est une manière de résister à l’incertitude permanente de la pandémie et à la pénurie criante de sens de l’époque. Les artefacts de la Hard Nostalgia permettent de résister à l'érosion temporelle et à la commoditisation accélérée des choses.
La valeur des choses finies
La Hard Nostalgia est aussi un marché. Elle vient nourrir l’inflation des licences de propriété intellectuelle des “Retro Properties" comme nous l’apprend le site Licence Global ou les prix premium des retronics ou autres replitonics . La franchise des eighties et nineties “My Little Pony” vaut encore des milliards et ses figurines les plus rares comme Baby Medley peuvent grimper jusqu’à 700 dollars sur EBay. Sur Artoyz, l’Astro Boy Superb mis en vente à 1250 Euros a été rapidement sold out.
Michael Rouah, le fondateur passionné de Artoyz, commercialise ces objets du désirs depuis 18 ans. Il me confiera que l’un des objets qui marche le mieux sur son site est le Be@rbrick. Il m’expliquera aussi que cette nostalgie pour les jouets emblématiques est à la fois le souvenir d’une enfance heureuse mais qu’elle peut être également l'expression d’une intense frustration d’un jouet mythique que l’on pas eu dans son enfance et que l’on porte en soi. A un moment, dans la vie, ce désir revient en force et les gens se réapproprient l’objet nostalgique.
L’insight est que pour une génération nativement digitale il y a un prix et une valeur élevée dans la finitude des choses. C’est le premium de la patine, comme dans polaroids, étrangement vieillis dès qu’ils sortent de l’appareil mais qui gardent une étrange présence mélancolique à l’époque des archives digitales de 50.000 photos et du digital hoarding anxiogène.
La "feedification" de la vie sociale implique l'infinitude…Comment peut-on être nostalgique d'un média qui ne s'arrête jamais ?"“
Alexandra Fiorentino-Swinton
La hard nostalgia est également, un désir de sortir du FOMO, une nostalgie du stable, de l’époque où l’amitié n’était pas fluctuante et les possibilités fixes, pas en optionalité permanente.
C’est la mélancolie d’une époque lointaine, une époque où, avant la TikTokatisation du monde, les objets ou les phénomènes culturels marquaient les ruptures, les liminalités , les générations, le passage à l’âge adulte..
La subtile différence de la période pandémique est que dans l’incertitude généralisée quant à l’avenir, le marketing du passé - nativement émotionnel- est bien plus efficace que le marketing du futur. La Hard Nostalgia vend des silos mémoriels par procuration.
Tout-doit-disparaître
Bien sûr, la Hard Nostalgia est souvent le souvenir synthétique d’un passé “authentique” et largement mythifié. Mais c’est précisément parce qu’une génération prend conscience que TOUT-DOIT -DISPARAÎTRE que les vestiges régressifs du passé prennent une valeur intemporelle. C’est ce qui fait la valeur des icônes de la Hard Nostalgia. Ce sont les reliques précieuses d’un monde qui n’était pas updaté.
In fine, ma fille, Abigaïl me donnera, comme ça, en passant, un autre éclairage de taille sur la génération Z :
“Notre génération est de plus en plus isolée dans des micros-communautés et des cercles de plus en plus restreints de familles ou d’amis. Ces jouets agissent comme des talismans, ils nous permettent de faire des ponts et de communiquer avec les autres communautés.”
Les totems de la hard nostalgia et les madeleines du XXIème siècle sont aussi des bâtons de paroles.
On prétendait que les montres ne servaient plus à rien à l’ère de l’accélération mais notre besoin de marqueurs de temps dans la société liquide subsiste.
Ils répondent à l’appel irrésistible et éternel de la nostalgie : se repérer dans la bouillie des jours.
3 tweets sinon rien
Il y a petit dry et Grand DRY
Quelle était cette langue ?
(Sur le même sujet lire l’excellentissime Sylvain Tesson
Adieu Sniff ! Le meilleur départ à la retraite.
Les screenthoughts de la semaine
Distinguer le vent du courant
Du mauvais côté de la raison
L’autre matière à enseigner
Les derniers mots de Mihaly Csikszentmihalyi
Mihaly Csikszentmihalyi est non seulement le célèbre auteur du concept psychologique de Flow (parfois traduit en Français par “être la zone”), il a fait aussi l’objet d’au moins 8 vidéos sur YouTube sur comment prononcer son nom.
Voici aussi ses derniers mots (et avertissements) recueillis par le journal américain The Edge :
Le triomphe du virtuel et ses conséquences
“J'ai essayé de classer mes peurs par ordre de gravité, mais j'ai vite compris que je n'arriverais pas à terminer cette tâche initiale avant la date limite de soumission, et j'ai donc décidé d'utiliser un générateur de nombres aléatoires pour choisir parmi les peurs. Il s'est avéré que ce n'était pas un mauvais choix. Fondamentalement, il s'agit de la crainte que, dans une ou deux générations, les enfants deviennent des adultes incapables de distinguer la réalité de l'imagination. Bien sûr, l'humanité a toujours eu une emprise précaire sur la réalité, mais il semble que nous nous dirigions vers un saut quantique dans un abîme d'insubstantialité.”
Mihaly Csikszentmihalyi
La revue de presse de la semaine
Voici quelques pépites extraites de la curation effectuée pour nos clients corporate :
🧂 Comme les temps changent. Avant les mines de sel étaient une condamnation, aujourd'hui c’est une thérapie.
👁️ L'un des métiers et les plus précieux et les plus secrets du monde : Super Recogniser
🕹️Les nouveaux hybrides play to earn : l'essor des jeux où work = play
👛 Signal faible : le "buy nothing club" sort de Facebook
👨🚀 Réalité virtuelle : des moonboots pour résoudre le problème de l’infinite walking
C’est tout pour cette semaine, rendez vous la semaine prochaine pour de nouvelles pépites de sens, excellent week-end et, comme toujours, gardez le cap.
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